Jacques Fabien GAUTIER D’AGOTY : Compotier garni de prunes - 1741

 

Jacques Fabien GAUTIER D'AGOTY (1716 - 1785). Manière noire imprimée en couleurs à partir de quatre plaques apportant respectivement le rouge, le bleu,
le jaune et le noir, 222 x 285 mm. Inscription gravée dans la planche en bas à gauche : « I gaultier P. S. E. » pour « Jacques Gautier pinxit, sculpsit et excudit ».
Inventaire du Fonds Français 14, Singer 249, De Laborde p. 384.

 

Jacques Fabien Gautier d’Agoty est célèbre pour ses planches d’anatomie et de dissection gravées en manière noire imprimée en couleurs. Mais c’est une chair plus appétissante, celle de ces prunes charnues et veloutées, qu'il offre en primeur au public: le volume du Mercure de France de décembre 1741 annonce la mise en vente par le « Sr Gautier, de Marseille » de « vingt & un Morceaux de Gravûre ou Estampes coloriées » dont « Un Tableau, représentant des Prunes dans un Bassin, même grandeur [grandeur de toile de 4] Prix 1. liv. », ainsi qu’un « Autre, représentant des Pêches, tous les deux par l’Auteur, même grandeur, Pendant au précédent. Prix 1. liv. » (p. 2926). L’emploi des termes « tableau » et « grandeur de toile » paraîtrait inapproprié pour décrire des « estampes coloriées » si Jacques Fabien Gautier d’Agoty n’avait pas employé précisément à cette époque la technique de la manière noire imprimée en couleurs pour reproduire des tableaux, les siens comme ces deux natures mortes de fruits figurant dans l’annonce, ou ceux d’autres artistes, tels Salvator Rosa, le Carache, Coypel, de Troye, le Correge, Albert Durer, de la Joüe, Rigault, Lebourdon, Girardow (cités ainsi dans le volume du Mercure de France). Le fait même de proposer des estampes par paires, comme c’est le cas des deux compositions de fruits, est une façon pour Gautier d’Agoty de s’adresser à une clientèle amatrice de peintures, comme le remarque Kristel Smentek : « Il était d’usage dans les demeures du dix-huitième siècle d’accrocher des tableaux de tailles similaires, souvent de la même main, comme paires. Les tableaux imprimés pouvaient jouer le même rôle. » (Colorful impressions, p. 11)

L’inventeur du procédé de la manière noire imprimée en couleurs à partir de plusieurs plaques, Jacob Christophe Le Blon, a employé lui-même cette technique quelques années plus tôt pour « multiplier par l’impression les peintures et les dessins en coloris naturel », ainsi que le mentionne le privilège exclusif qui lui a été accordé en février 1718 par le roi d’Angleterre George Ier. Le procédé de Le Blon s’appuie selon lui sur la roue chromatique de Newton et les recherches sur la décomposition de la lumière. La combinaison des trois couleurs primaires : bleu, jaune et rouge, permettant d’obtenir toutes les nuances visibles dans la nature, l’invention de Le Blon consiste à appliquer ce procédé à la gravure, en imprimant une image en trichromie à l’aide de trois plaques gravées chacune en manière noire : chaque petit point imprimé en bleu, jaune ou rouge sur le papier apporte sa touche à la restitution nuancée du « coloris naturel » du sujet choisi.

Louis XV accorde en 1737 à Jacob Christophe Le Blon le privilège d’exercer seul, avec ses adjoints, l’art « d’imprimer les tableaux avec trois planches » (Arrêt du Conseil d’État, daté du 12 novembre 1737, cité par Florian Rodari dans Anatomie de la couleur, p. 62). Quand Le Blon décède en 1741, Jacques Fabien Gautier d’Agoty, qui a suivi un court temps son enseignement, obtient du roi un nouveau privilège de trente ans, dont il s’applique aussitôt à tirer parti en imprimant l’année-même le Compotier garni de prunes.

Comme l’ont souligné notamment Florian Rodari et Corinne Le Bitouzé, Gautier d’Agoty délaisse vite la technique de la trichromie mise au point par Le Blon, le procédé étant difficile à appliquer et peu rentable. La réussite de chaque épreuve exige en effet la maîtrise parfaite de plusieurs opérations délicates et coûteuses : décomposition chromatique du sujet ; dessin de chaque plaque gravée à la manière noire à l’aide du berceau et du brunissoir ; choix de couleurs opaques ou transparentes, qui doivent être adaptées à la fois à l’effet recherché et à l’impression en taille-douce ; impression enfin des différentes plaques, soigneusement effectuée au repérage grâce aux trous percés aux angles des cuivres, sur une presse bien calée.

Le Compotier garni de prunes, imprimé par Gautier d’Agoty juste après l’obtention de son privilège, témoigne d’un travail encore très soigné. La technique de la manière noire imprimée en couleurs rend parfaitement l’aspect tantôt mat, tantôt brillant des prunes de Damas (ou quetsches) et de leur teinte caractéristique, mélange de bleu et de rouge avec parfois des accents dorés. La superposition des points de bleu, de rouge et de jaune et la profondeur inégale des creux permet d’obtenir toutes les nuances. Gautier d’Agoty introduit néanmoins une quatrième plaque imprimée dans un noir très discret qui lui permet de rendre l’intensité des couleurs tout en limitant les coûts de production. Il défendra d’ailleurs à plusieurs reprises dans le Mercure de France le procédé de la tétrachromie (ou quadrichromie) dont il se prétendait l’inventeur, contre la stricte trichromie théorisée par Le Blon.


Jean Siméon Chardin : Perdrix morte suspendue par une patte,
compotier de prunes et panier de poires
, c. 1728 (détail)

Le sujet du Compotier garni de prunes se rapproche notamment de deux paniers de fruits peints par Chardin vers 1728 : le Bol de prunes (Phillips Collection de Washington) et la Perdrix morte suspendue par une patte, compotier de prunes et panier de poires (Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe). Gautier d’Agoty s’est peut-être inspiré de ces deux natures mortes, ayant lui-même reproduit en manière noire imprimée en couleurs des tableaux de Chardin, comme Le Jeune élève dessinant et L’Ouvrière en tapisserie, peints vers 1738, à propos desquels le Mercure de France de Mai 1745 précisait : « Ces deux tableaux furent remis du vivant de M. de la Roque à l'Auteur des tableaux imprimés pour être gravés en couleurs. ». Le Compotier garni de prunes de Gautier d’Agoty présente cependant une finesse et une sensibilité différente des natures de mortes que Chardin avait peintes en 1728 qui évoque plutôt celle du Panier de prunes avec noix, groseilles et cerises (The Chrysler Museum, Norfolk) qu’il peindra en 1765, soit vingt-quatre ans après l’estampe de Gautier d’Agoty.


Jean Siméon Chardin : Panier de prunes avec noix, groseilles et cerises, 1765

Les épreuves des premières estampes en couleurs de Gautier d’Agoty sont rares. La complexité de leur création en est certainement la raison. Les épreuves conservées du Compotier garni de prunes présentent de légères variations dans les coloris, telle l’épreuve conservée au British Museum, deux épreuves à la Bibliothèque nationale de France (IFN-10025383 et IFN-10025384), ou celle conservée à la Bibliothèque municipale de Dijon

Après le Compotier garni de prunes, Gautier d’Agoty ne grave plus qu’une dizaine d’autres planches reproduisant des tableaux. À partir de 1746, il se consacre à l’élaboration des planches anatomiques, de zoologie et de botanique, qui eurent un grand succès et font encore aujourd’hui sa renommée.


Références : Mercure de France, dédié au Roy, décembre 1741, second volume ; Léon de Laborde : Histoire de la gravure en manière noire, 1839 ; Hans Wolfgang Singer : Der Vierfarbendruck in der Gefolgschaft Jacob Christoffel Le Blons : mit Oeuvre-Verzeichnissen der familie Gautier-Dagoty, J. Roberts, J. Ladmirals und C. Lasinios, 1917 ; Inventaire du Fonds Français, Graveurs du XVIIIe siècle, tome 10, 1968 ; Florian Rodari (dir.) : Anatomie de la couleur : l’invention de l’estampe en couleurs, 1996 ; Caroline Joubert (dir.) : Ars nigra : La gravure en manière noire aux XVIIe et XVIIIe siècles, 2002 ; Margaret Morgan Grasselli (dir.) : Colorful Impressions : the Printmaking Revolution in Eighteenth-Century France, 2003.


Photos supplémentaires, prix et rapport d'état : Voir la notice